Opinion

Écouter pour avancer

Dans deux discours différents, respectivement en 1959 et 1960, J.F. Kennedy a employé des mots célèbres encore souvent cités en exemple de nos jours : « In the Chinese language, the word ‘crisis’ is composed of two characters, one representing danger and the other, opportunity. » (En chinois, le mot « crise » est composé de deux caractères. L’un représente le danger. L’autre l’opportunité.) S’il n’était pas encore président à ce moment, il n’imaginait pas à quel point l’avenir lui donnerait raison. Au cours des trois années de sa présidence, il dut en effet gérer la guerre froide, le Vietnam, l’opération de la Baie des Cochons et la crise cubaine. Oh oui, et également la popularité grandissante d’un certain Martin Luther King.

Pour le dire simplement : le concept de disruption (bouleversement) appartient à toutes les époques. Toutes les X décennies, le besoin de changement devient irrépressible. Les récents séismes politiques, avec dans les premiers rôles le Brexit, Donald Trump, le résultat du référendum italien et celui des élections en Autriche, indiquent que cette soif de changement est aujourd’hui plus intense que jamais. L’être humain semble prêt à prendre un pari sur l’avenir,  tant qu’il s’annonce différent. Il n’est pas exagéré d’affirmer que – pour reprendre le terme de Kennedy – le monde est en train de connaître une crise.

Pour sortir de la crise, les jeunes votent en faveur d’un changement radical. Pour sa part, la fraction plus âgée de la population aspire à revenir à la situation passée. Progressistes et conservateurs sont dans ce jeu le revers d’une même médaille : le vote contestataire aux motivations négatives. Et pour rester dans la terminologie de Kennedy : ce vote contestataire recèle le danger de cette crise. Je laisse aux sociologues le soin d’analyser ce comportement, mais je ne parviens pas à me débarrasser de l’impression que beaucoup se sentent menacés. Ce n’est pas non plus très étonnant. La rapidité avec laquelle se succèdent les évolutions et les tendances technologiques, le terrorisme et le flux de réfugiés... Tous ces phénomènes rendent le monde complexe et toujours plus incompréhensible. Cela fait peur. D’un point de vue biologique, l’être humain n’a que trois façons de réagir face à la menace : se battre (fight), s’enfuir (flight) ou se figer (freeze).

 Se figer apparaît comme le choix le plus dangereux et le moins recommandé. Mais la propension à se battre fait tout autant défaut. Faut-il craindre que le combat soit perdu d’avance, que le modeste individu soit impuissant et la crise insurmontable ? Quant à se languir d’un passé où tout était mieux ou convoiter un avenir où les problèmes disparaîtraient comme par enchantement, il s’agit là de signes d’un comportement de fuite. Cela revient à enfouir sa tête dans le sable et à croiser les doigts en espérant un dénouement favorable. C’est ce qui explique cette recherche aveugle d’une rupture avec le cours actuel des choses. Peu importe par qui ou par quoi arrive cette rupture, et il en va de même pour son résultat.

Au cours de l’année écoulée, nous avons vu des électeurs placer leur sort entre les mains de dirigeants politiques qui ont bâti leur identité sur cette rupture avec le système établi. Ils ne sont pas, en soi, des experts dans leur domaine. Ils ne peuvent souvent pas s’appuyer sur plusieurs années d’expérience et proviennent majoritairement d’autres secteurs. C’est une tendance préoccupante, et nous devons rester très attentifs pour éviter qu’elle ne se transpose à l’économie. Je ne me vois pas du jour au lendemain diriger une équipe cycliste. Pas plus que je n’imagine un chef d’équipe cycliste prendre la place que j’occupe.

En temps de crise et de chaos, nous avons plus que jamais besoin de dirigeants ayant de l’expérience, du savoir-faire et des antécédents reconnus, tant en politique qu’en économie. Pourquoi parions-nous alors sur des représentants inexpérimentés qui annoncent le Grand Changement ? Parce qu’eux, ils écoutent. Ils perçoivent ce qui se passe dans la société et s’en servent à leurs fins. Nous devons en tirer des leçons. L’expertise et l’expérience sont indispensables pour nous faire traverser cette crise, mais elles sont aussi malheureusement inutiles si l’on ne tient pas compte du contexte sous-jacent. En tant que chefs d’entreprise, saisissons-nous de ces évolutions politiques pour faire nous-mêmes les choses autrement. L’avenir sera gouverné par l’émotion. C’est à nous de prendre le pouls, de savoir ce que ressentent les gens, de connaître leur implication. Si nous y arrivons, nous pourrons – dans l’esprit de Kennedy – transformer cette crise en une opportunité.

Bart De Smet – Président de LEAD-IN